Février 2015

Qui serais-je aujourd’hui si je n’avais jamais été touché sensuellement ?  Et qui serais-je si je n’avais jamais été en capacité de me toucher moi-même ? Je me serais senti sous le registre du manque. Etre en situation de handicap n’est pas seulement lié au défaut de motricité, mais aussi du défaut de contact affectif et érotisé. C’est tout différent d’être enlacé par des bras qui vous aiment, vous réchauffent, vous caressent et d’être mobilisé par un professionnel, qu’il soit kiné, infirmier ou accompagnant. La différence repose non pas sur la qualité du soin et du prendre soin, mais sur la différence qualitative introduite par la sensualité et l’érotisation, qui est l’une des voies vers la réappropriation de son corps et la confiance en ses capacités.

Serais-je toujours puceau, honteux, et soumis à une image d’éternel enfant, gentil et peu viril ? Il semblerait en effet, selon une représentation bien-pensante, qu’en situation de dépendance physique, l’affection puisse suffire. Que peut-on souhaiter de plus à un « gentil handicapé » ? (comme si d’ailleurs la gentillesse devait être confondue avec la mièvrerie des sentiments, et le défaut d’intelligence). Ils sont gentils, se prennent par la main, c’est suffisant pour eux… Nous n’avons pas à nous préoccuper de désirs plus coupables, qui pourraient nous amener à évoquer la sexualité, la génitalité, la contraception et toute sorte d’autres questions dérangeantes, notamment en institution, ou les relations doivent être claires et propres, hygiéniques et aseptisées, comme les objets, les couloirs et les résidents.

Nous sommes très loin des représentations associées aux corps désirables dans le monde courant : toutes les femmes sont-elles à la recherche d’un « gentil mari », une sorte de mâle émasculé, discret et en retrait ? En restant dans un registre légèrement caricatural (mais ô combien révélateur), les hommes que désirent  les femmes sont-ils des hommes qui ont du caractère, qui s’opposent, sur l’épaule desquels on se repose, ou de « gentils » mâles, bien propres sur eux ? Pourquoi faudrait-il que les choses soient différentes lorsque l’homme en question est en situation de handicap ? Je ne prends ici que l’exemple de la masculinité hétérosexuelle pour en rester à ce que je connais plus personnellement, mais il est évident que l’on pourrait associer à la féminité d’autres stéréotypes sociaux qui, ici encore, ne s’appliqueraient pas aux corps avec un handicap, et trouver ainsi d’autres formes de masculinité homosexuelles ou hétérosexuelles qui ne verseraient ni dans un stéréotype ni dans un autre (ni l’être émasculé ni le mâle débordant de virilité)

Il m’apparaît donc essentiel d’être reconnu comme potentiellement désirable, de pouvoir toucher l’autre par sa personnalité et de pouvoir être touché en retour. Etre touché par un caractère, par une âme, être touché par un autre corps, dans un contact peau à peau. Il y a de mon point de vue un lien fort entre ce que l’on ressent pour l’autre et ce que l’on éprouve dans son corps.

Cette importance du lien entre affectivité et sexualité ne nuit nullement à la possibilité d’expériences d’accompagnement sexuel permettant de prendre confiance en soi et de se sentir se réapproprier son corps. D’ailleurs mes premières expériences en matière de sexualité ne se sont pas faites avec quelqu’un mais avec mon propre corps, par l’auto-érotisme. Je n’ai pas attendu d’être amoureux d’une personne pour oser parler de sexualité et essayer de sentir les zones érogènes de mon propre corps. Sans tomber dans la confusion entre sexualité et pornographie, mais en utilisant comme beaucoup d’adolescents des images suggestives pour nourrir mes fantasmes.

La mobilité de mon corps m’a permis l’auto-érotisme. Mais ce n’était pas mon corps seul qui me donnait du plaisir : mon narcissisme étant loin d’être suffisant pour ressentir du désir envers moi-même, j’ai donc eu recours aux fantasmes. J’ai imaginé que l’on me jugeait désirable, j’ai imaginé d’autres corps en contact avec le mien. Et j’y ai toujours recours aujourd’hui (je confesse bien volontiers ces « pensées coupables »). N’en déplaise aux confessionnaux des siècles passés, tout cela est très courant : que fait un homme valide quand il n’a rien à faire et qu’il se retrouve seul dans un lieu abrité du regard ? L’un des meilleurs moyens de passer le temps agréablement est de se donner du plaisir à lui-même en faisant travailler ses fantasmes (personnellement il m’arrive aussi de méditer ou de penser dans la solitude, ce qui peut être assez jouissif également, mais différemment). Nous ne sommes plus ici dans l’exigence haute en matière de sexualité où se développerait un plein accord avec le corps et l’esprit d’autrui, mais dans une expérience courante, faite depuis l’adolescence par un individu valide, mais interdite à quelqu’un qui ne peut se toucher lui-même ou ne ressent pas son corps comme réservoir pulsionnel.

Bien sûr il y a une différence forte entre le fantasme soutenu par l’auto-érotisme et la réalité d’un contact avec un autre corps : dans le fantasme, « l’autre » (son image, en fait) est un objet pour son propre désir. Dans la réalité du contact, on reste à l’écoute d’un autre corps, on éprouve quelque chose qui dépasse l’ordinaire, mais qui s’insinue dans le réel. Cela n’empêche pas, même dans le véritable contact, de projeter un grand nombre d’affects sur l’autre (plus corps que personne ici), de prendre ses propres désirs pour des réalités, mais il s’agit d’une expérience différente, où l’on commence à faire entrer dans le réel ce qui n’était qu’un tissu d’illusions, d’imaginations, de désirs, d’appréhensions parfois.

L’un des meilleurs moyens de dépasser ses angoisses et son auto-dévalorisation n’est-il pas d’essayer de s’y affronter ? Si on l’accorde en général, pourquoi ne pas l’accorder sur le plan de la sexualité ?  Ce dépassement se prépare, on n’y est pas toujours prêt quand on pense l’être. Et c’est précisément l’une des spécificités de  l’accompagnement : pourquoi passer directement à l’acte sexuel si l’on s’aperçoit sur le moment que ce n’est pas (ou pas seulement) à cela que l’on est prêt ? C’est une manière de grandir, de dépasser l’adolescence, d’entrer dans une autre dimension du contact et de la charnalité. Pourquoi devrait-on sauter par-dessus ces étapes (devenir d’un coup adulte autonome) ou ne jamais les connaître (rester un enfant sans sexualité) quand on est en situation de handicap physique ? Ce serait le meilleur moyen pour surestimer l’acte, et de rester durablement coincé dans son corps et dans ses propres fantasmes. Car on peut aussi s’enfermer soi-même dans la méconnaissance et l’idéalisation de ce que l’on n’ose essayer de connaître. Les prisons les plus redoutables sont aussi celles dont on ne voit pas les murs.