Septembre 2014

Par Amélie LAGUZET

En janvier dernier j’avais l’honneur d’écrire le premier édito de l’année 2014. Notre association en était à ses balbutiements et je découvrais avec bonheur mes « collègues » lors de nos premiers conseils d’administration.

Neuf mois plus tard nos discussions passionnées, nos nombreux échanges et notre détermination aboutissent sur une première session de formation d’accompagnants sexuels. Une première victoire.

Je sais combien cette nouvelle suscite d’espoir. Je sais les attentes de beaucoup d’hommes et de femmes déconnectés de leurs corps. Je sais les besoins, les envies. Je les ressens chaque jour. Je les vis depuis bientôt 20 ans et je côtoie la cruelle frustration de la peau qui réclame, de l’esprit qui supplie et du corps qui ne répond pas.

Il y a quelques mois mon amie Laétitia Rebord commençait son édito par ces deux phrases :

« J’ai eu beaucoup de chance. Je suis née avec une maladie génétique qui a abouti à la paralysie totale de mon corps. »

Je pourrais rebondir en balançant :

« J’ai eu beaucoup de chance. J’ai eu un grave accident de la route qui m’a laissée paralysée des quatre membres. »

Et c’est presque vrai. Je vis plutôt bien mon handicap. J’accepte d’être, comme l’écrit Charles Gardou(1), « pas du bon côté du hasard ». Et sans aller jusqu’à dire que j’ai eu la chance de faire un joli soleil sur une route de campagne aux côtés d’un conducteur ivre, je peux quand même affirmer que le handicap n’est pas la fin d’une vie. En tous cas il n’a pas été synonyme de la fin de ma vie. Il l’a juste profondément modifiée. Un jour j‘étais valide. Le lendemain j’étais paralysée des quatre membres. Un jour j’étais autonome. Le lendemain j’étais dépendante pour tous les gestes essentiels à ma vie.

Être accompagnée au quotidien est un combat. Un combat pour conserver sa dignité et le peu d’autonomie qu’il vous reste. Un combat pour faire respecter ses choix. Un combat pour faire entendre ses besoins, des plus importants aux plus futiles, des plus évidents aux plus intimes. Je mène ce combat du mieux possible, en essayant de ne pas trop blesser l’autre. Mais il arrive que je le mette au tapis par mes demandes qui heurtent, qui bousculent, qui déstabilisent. Devrais-je alors déclarer forfait ? Et qui sont ces gens incapables d’entendre ou de comprendre que mon handicap n’a pas tué mon humanité, que je fais toujours partie du cercle de la vie, que je ne suis ni en dehors, ni à côté mais bien dans la vie, avec tout ce que cela implique.

Si cette vie, ma vie, est différente, singulière, par rapport à celle du commun des mortels, je n’ai pas, moi, l’impression d’être différente. Enfin jusqu’au moment où je me heurte à la norme. Car c’est bien elle, la norme, qui fait de moi un être différent, pas à sa place, en équilibre instable entre la valide que j’ai été, la « normale », et l’handicapée que je suis devenue, l’ « anormale ». Anormale aux yeux de qui ? Anormale par rapport à qui ? Aux bien-portants ? Ceux qui se croient à l’abri, qui nous parle d’accessibilité universelle, d’inclusion, tout en nous confinant dans des lieux spécialisés, de l’école au travail, de nos lieux de vie à nos loisirs … et à notre sexualité. Puisque cette dernière ne peut pas ressembler à la norme en vigueur du fait de nos limitations, de nos difficultés, elle devient moins valable, anormale, hors-norme. On ne veut pas en entendre parler, ni même l’imaginer. Ces corps abimés, torturés …

Certains sont pourtant prêts à s’attarder auprès d’eux. Ils le font déjà. Ils touchent des peaux, effleurent des lèvres, caressent des visages, frôlent des torses et des poitrines, s’allongent contre des dos, des jambes et pénètrent des corps abimés, torturés … D’autres vont se former à cet accompagnement pour aider leurs semblables « qui ne sont pas du bon côté du hasard » à vivre des moments intenses, à se sentir plus vivants encore.

Être handicapé n’est pas une punition, ni un châtiment. Être handicapé n’est pas une fatalité ni un destin tout tracé par je ne sais quel génie pervers. Être handicapé c’est un coup du sort, ça tombe sur ton enfant, ton mari, ton père ou sur ta pomme. Ca n’enlève rien à ce que tu es mais ça te prive de toi-même. Heureusement les autres sont là …

(1) Charles Gardou – « Fragments sur le handicap et la vulnérabilité » – Éditions Érès