Les lieux de l’intime
Depuis Virginia Woolf et son très bel essai d’abord publié sous le tire Une chambre à soi et plus récemment par Un lieu à soi (trad. Marie Darrieussecq, Denoël, 2016), il est généralement admis que chaque individu, quel que soit son âge, doit pouvoir disposer d’un lieu à soi. Ainsi, les parents sont vivement encouragés, dans la mesure de leurs moyens, à donner à leurs enfants un espace personnel le plus tôt possible. Et à toutes les étapes de la vie, chaque membre de la famille revendique d’avoir un lieu, une pièce, un coin à soi : l’atelier, le bureau, le garage, la salle de jeux sont, parmi tant d’autres, ces espaces qui nous construisent. Car le lieu à soi, celui que l’on s’approprie en s’appropriant soi-même, est la projection, dans la matérialité de la maison et dans le chez-soi, de l’espace intérieur que nous nous construisons depuis notre petite enfance, avec l’aide de nos parents, puis de nos pairs et enfin de manière autonome. Le travail de construction de cet espace intérieur est sans fin car il ne cesse de se modifier, de s’enrichir ou au contraire de se vider, un peu comme une maison. Il doit être à la fois solide et souple pour permettre à l’individu de vivre sa vie et constituer un havre de silence où il peut venir se retirer lorsqu’il est fatigué ou blessé.
Il est finalement assez singulier de constater qu’aujourd’hui encore les personnes en situation de handicap semblent échapper à cette loi générale. Bien sûr la société, les familles et les professionnels font beaucoup pour elles : des lieux spécifiques ont été créés pour elles et leur sont dédiés. Lieux de soin, lieux d’éducation et d’apprentissage, lieux de travail, lieux de vie collective, etc. Mais lorsque ces personnes revendiquent ou demandent un lieu pour elles-mêmes, c’est-à-dire qu’elles nous demandent de reconnaître qu’elles ont aussi un espace intérieur à projeter sur l’extérieur et à défendre, les choses se gâtent. C’est comme si, soudain, la collectivité leur déniait l’existence d’une intériorité semblable à celle de tout autre être humain et la possibilité de la voir se concrétiser dans une maison qui est aussi et d’abord un chez-soi.
Le combat de l’APPAS est, comme à l’époque celui de Virginia Woolf pour les femmes, le combat pour un lieu à soi pour les personnes en situation de handicap. Et ce lieu à soi, qu’il soit psychologique d’abord et concret ensuite, est en lien étroit avec la possibilité d’exercer librement sa sexualité. Disposer d’un lieu à soi c’est reconnaître de la valeur, une valeur inaliénable, à son for intérieur, à son intimité, à ses désirs. Ils ne se réaliseront pas tous, mais cet espace intérieur est le lieu de leur accueil et de leur élaboration. Il est la « chambre » où ils acquièrent leur densité et leur forme. Il est le l’endroit d’où ils vont pouvoir partir, comme des messagers, pour être exprimés, partagés, discutés.
Et c’est à partir du moment où l’individu, en situation de handicap ou pas, dispose d’un espace intérieur qu’il s’est façonné lui-même, qu’il peut revendiquer un espace concret où il sera seul, où il accueillera qui il veut, quand il veut. Exercer sa sexualité, librement (ou du moins aussi librement que possible) suppose ce lieu à soi, connu, aimé et sécurisé. Un lieu de l’abandon, du rêve, du désir de l’autre. Ce lieu se construit dans l’esprit et dans le corps mais aussi dans les espaces concrets de la maison personnelle, de l’institution ou de l’appartement collectif. « Pouvoir fermer sa porte et éprouver le sentiment d’être seul » comme l’avait si bien dit Marcel Nuss lors de l’une conférence en 2009 « c’est s’éprouver comme sujet et comme personne libre », soustrait enfin au regard évaluateur et jugeant des autres. C’est avoir la main sur son environnement, c’est être soi.
Dans le combat de l’APPAS, il y a cette revendication qui ne devrait même pas avoir à être reconnue – et pourtant il faut qu’elle le soit par les proches, les professionnels mais aussi la société toute entière : celle d’accéder à la construction de soi et celle d’être soi, avec l’aide des autres.