Avril 2021

ÉLARGIR L’ACCOMPAGNEMENT À D’AUTRES SOUFFRANCES ?

Un débat d’actualité au sein de l’association

« Souffrances » à la place de « Handicaps » ? Normalement à l’APPAS on parle de Handicaps, c’est notre raison d’être, on aime même dire les choses, ne pas euphémiser, notre ex Président-fondateur Marcel NUSS n’a lui-même jamais mâché ses mots. Une nouvelle équipe a pris le relais (je suis néanmoins un reliquat de l’ancienne) et les « Handicaps » sont toujours là, nombreux et requérant autant d’accompagnement. Pourtant, quelque chose a changé depuis un moment et bien avant le Covid : l’irruption de plus en plus régulière de «handicaps» bien différents de ceux qui donnaient initialement droit à prestations (les guillemets sciemment employés n’engageant que moi).

Phobies sociales, troubles obsessionnels compulsifs, dépressions chroniques, schizophrénie, bipolarité, anxiété, etc. la liste n’est pas exhaustive puisqu’en matière de souffrances il y a de quoi faire. Bien sûr on peut toujours jouer sur les mots. En tous cas comment les nommer ces affaires là ? Maladies psychiques ? Mal-être ? Névroses plus ou moins répandues et plus ou moins ordinaires ? Je n’oserai même pas Folie, bannie du vocabulaire depuis qu’au siècle dernier on a décrété que c’était insultant, mieux, que ça n’existait plus (bel exemple de tour de passe-passe et d’embrouille mais passons). Or si ces affaires là induisent des comportements vécus comme handicaps dans le quotidien, sont-ils pour autant à mettre au même rang que les handicaps dont l’APPAS se fait l’écho depuis sa création (et ce n’est pas une question de degré mais de nature) ?

Faut-il placer sur le même plan la perte des facultés cognitives, les handicaps interdisant l’usage de l’ensemble des membres, l’obligation de vivre avec l’aide d’un(e) auxiliaire du matin au soir, et ce qui est cité plus haut ? Qu’il y ait souffrance et obstacle à vivre une vie que l’on qualifiera de ‘comme la plupart des gens’ pour faire vite, je ne le discuterai pas, mais ces personnes, celles en proie aux pathologies psychiques en général, outre qu’elles sont généralement soutenues par des traitements alliant chimie et psychothérapies n’ont aucune impossibilité à accéder à leur propre corps (je rappelle qu’initialement l’APPAS se donnait cette mission là). La relation à l’Autre, déficiente et majoritairement invoquée comme cause de l’isolement et des frustrations, fait partie de ce qui est traité au sein de ces protocoles thérapeutiques, si cela ne produit aucune amélioration c’est à voir entre le thérapeute et le patient, changer de psy par exemple, de médicaments ou d’approche thérapeutique, là aussi ce ne sont pas les offres marchandes qui manquent. Ce type de prise en charge occasionne des désagréments, des impatiences, on est bien d’accord (cela s’adresse aussi, en principe, à des personnes ayant l’usage de la parole) mais souvent cela fonctionne positivement et progressivement le quotidien s’arrange.

Et alors me direz-vous ? On peut très bien soigner la tête tout en s’occupant de faire plaisir au corps !
C’est sûr…
Le recours à un tiers, l’accompagnant sexuel en l’occurrence, qui apaiserait un peu le maelström serait donc bienvenu, un baume momentané sur les bobos existentiels, si possible aussi sans trop attendre car le tout-tout-de-suite, autre fléau contemporain, a déjà largement colonisé l’espace intime.

Sauf qu’en l’absence d’échelle d’étalonnage des souffrances existentielles nous serions logiquement tenus de dire oui à tout. D’ailleurs, qui n’est pas un jour ou l’autre confronté à une certaine désespérance, à un avenir assombri, des parenthèses de déprime, des difficultés relationnelles et intimes ?
Mais dans cet élan de généreuse empathie pourquoi ne pas penser aussi à tous ceux qui, pour x raisons objectives, se voient méchamment refoulés dans les marges du jeu de la séduction dont nous connaissons si bien les règles, tout aussi en détresse que les autres ? Les moches, les obèses, les bègues, les boutonneux, les hyper pileux, les nains, les rachitiques, les vieux, les bossus, les sans abris, les béquillés, puis pourquoi pas ensuite les acariâtres, les qui font la gueule, les impécunieux, repoussants à cause de leur vêture fatiguée, et aussi les contagieux (d’actualité), les désolés en tous genres ?
Je caricature ?
A peine.
Je pousse juste le curseur un peu plus loin.
Car si la discrimination est entendue comme une censure dont il faut se garder, alors qu’on me dise à partir de quoi on acceptera que telle souffrance relève de l’accompagnement et telle autre du démerdez-vous comme vous pourrez. Quel est l’instrument de mesure de la souffrance au juste ? Et quel sera l’expert (il en éclot systématiquement un partout aujourd’hui) qui en sera garant ? Or, la discrimination ne se réduit pas qu’au rejet, c’est aussi et peut-être d’abord exercer un choix, en fonction de convictions, d’une ligne de conduite, d’idées, basées non pas sur le sens du vent mais sur des positions qui ont fait l’objet de réflexions en amont. De ce point de vue je ne suis donc pas loin de penser que ne pas vouloir discriminer par principe encourage à ne vouloir ni se positionner ni fouiller le sujet du tout…

Pour ma part je ne crois pas que l’objectif de l’accompagnement soit d’aider les gens qui ne se sentent pas bien ou frustrés à aller mieux, car ça c’est à un moment ou à un autre le lot commun. Moi aussi il m’arrive de gémir, en dépit d’une existence favorisée. Geindre, se plaindre, chouiner on aime ça de temps en temps pas vrai ? Maintenant, revenons aux handicaps avérés et n’oublions pas que l’objectif premier de l’APPAS était de prendre en compte les incapacités patentes, en d’autres termes : pas les demandes de confort. Si le bruit court qu’à présent nous englobons dans le Handicap toutes sortes de situations qu’il ne serait pas venu à l’idée de considérer comme faisant partie de celles auxquelles nous répondons, quelles conséquences pour l’association ? Accepterons-nous unanimement cette évolution ? Comment harmoniserons-nous les avis divergents ? A ce jour, le pire me semble en tous cas de faire comme si le débat ne s’imposait pas.

Et puis, au chapitre des souffrances, pourquoi ne pas supposer que la relégation économique soit la pire de toutes, dans ce cas donner priorité aux pauvres et alors revenir sur la tarification de la prestation ? On ne parlerait ni de souffrance psychologique ni de souffrance fonctionnelle, pourtant cette mise à l’écart là entraîne bien souffrance, solitude et isolement.
Malaise affectif et social même combat.

En effet, en quoi un dépressif ou un bipolaire esseulés témoigneraient-il d’une souffrance plus aiguë qu’une personne vivant dans la rue ignorée ou méprisée, n’ayant pas beaucoup de chance non plus d’avoir des relations sexuelles consenties ni au débotté ni dans d’autres conditions que précaires ? Ce dernier se trouverait bien en situation de frustration sexuelle assez rapidement aussi non ? Devait-on alors, sans condition, voler à son secours ?
Dépressions, TOC, angoisses, phobies, burn-out, disgrâces physiques, mise au rebut social, tout cela rend les gens malheureux, peu sociables, peu attirants, les confinant parfois au repli total ou à l’extrême agressivité. Tout comme la pauvreté. Bref, ce n’est pas ce qu’on fait de mieux pour alimenter le relationnel, ce n’est ni facile à porter ni sexy, mais une fois qu’on les a plaints et qu’on a compris où était le problème, il me semble qu’ils disposent à des degrés divers de possibilités d’accès à toutes sortes d’aides, d’assistance et de réseaux pour améliorer leur sort.

On s’occupe toujours de soi-même avec plus ou moins de réussite, de facilité et de chance, c’est un fait, mais s’il faut cesser de différencier, alors où mettre la limite ? Et le maintien de limites a-t-il encore un sens ?…
Or, toutes convictions confondues, si on ne s’en tient plus à la définition du handicap donnant droit à accompagnement telle que l’APPAS l’a historiquement posée, on voit bien que ça se complique sérieusement. Par ailleurs, en conséquence collatérale comme on dit aujourd’hui, nos détracteurs se réjouiraient de l’autoroute qu’on leur ouvrirait. Car qu’aurions-nous à faire valoir de spécificité auprès de ceux qui viennent à nous (institutions au sens large principalement) parce que nous ne sommes pas tout à fait assimilés à des travailleurs du sexe, si nous ne représentons rien de plus qu’une offre de prestations sexuelles tarifées supplémentaire perdue dans la masse des clics à portée de clavier ?
Faut-il parier un l’accueil le plus large et la tolérance sociale qui ne va pas encore avec (ça n’aura pas changé d’ici quelques semaines), ou se tirer une balle dans le pied tout de suite ?

A moins que, les doigts dans l’nez, on opte pour plus simple en accueillant tout ensemble la souffrance psychologique, les incapacités motrices et cérébrales, tout en continuant d’exclure ceux qui n’en bavent pas moins mais qui – dommage – demeureront inéligibles parce qu’ils n’ont pas un rond (et pour quelles bonnes raisons alors s’acharner sur les pauvres ?…)
Reste qu’on pourra toujours abolir les restrictions à concurrence de toute personne qui dira « je souffre aidez-moi ! » Peu importe alors ce qu’on en pensera puisque seule comptera l’expression d’une souffrance que nous ne nous donnerons le droit ni d’évaluer ni de juger…
Accepter de se voir dépassés par des demandes que nous n’attendions pas mais que nous rechignons à refuser sous la menace du Discriminatoire ambiant pas moins autoritaire et arbitraire que son contraire est une option. Et de là à tout accepter par charité il n’y a qu’un pas. Quelle frontière en effet entre la charité chrétienne abhorrée parce que religieusement connotée et ce bon vieil humanisme laïque fréquentable opportunément accommodé aux sauces qu’il nous sied d’avaler ? Humanisme qui préside à notre engagement, si compréhensif, si tolérant et gentil, tel un surmoi qu’on n’oserait même plus interroger ?

Ah j’oubliais… On dit aussi que l’Accompagnement Sexuel se discute au cas par cas. C’est vrai. Mais lorsqu’il s’agit de positions de principe de l’association cela ne se résout pas exclusivement par cette pirouette. Car, si dans le champ de l’Aide à la Personne c’est bien ainsi que cela se pratique c’est, pour ce qui nous occupe ici, précisément où réside le délicat de la chose… Evidemment, si le choix de l’association est d’ouvrir grand les portes à toute détresse, chaque accompagnant(e) demeurera libre d’accepter ou de décliner selon ses convictions et l’analyse de la situation, mais cela ne répondra pas à la question de fond.
Enfin, certains trouveront peut-être mon point de vue sévère (personnel qui n’engage en rien le Bureau). N’empêche que, persuadée qu’il faut étirer un peu les soi-disant évidences, parler de Souffrance comme d’une notion qui se suffirait à elle-même, à peine discutable donc, n’est pas satisfaisant. D’ailleurs si on part de là pourquoi ne pas poser que, ontologiquement, tout être humain souffre ! Et, oui, en voilà une belle évidence !! Indéboulonnable. Et qui nous mène où par rapport au Handicap ?…

N. MESROBIAN – Avril 2021